l’arche de Noela

En élevage, il faut les aimer tous et ne s’attacher à aucun ; tel était l’un des principes que sa mère transmettait à Noela dans les marais salés aux portes du Mont-Saint-Michel.

Mais la jeune fille était rétive. Chaque année, entre ses 7 à 14 ans, elle jeta son dévolu sur l’un des agneaux de ses parents, qu’elle baptisa Midoudou, puis Cabriole, Patencroche, Mitaine, Mèchefolle, Margoulaine et Patchouli… Et tous les ans, peu avant Pâques, se déroulait la même tragédie : Noela en pleurs face aux pâturages désertés de leurs broutards les plus jeunes, vendus aux plus exigeants restaurateurs de la région.

Avec l’âge et la fatigue, le chagrin de Noela s’évanouit, comme sa mémoire quand elle fut installée en maison de retraite.

A chacune de ses visites, sa petite fille ressuscitait les souvenirs perdus de sa grand-mère en les lui narrant sous la forme d’un récit que la jeune intitulait l’Arche de Noela et que la doyenne semblait découvrir chaque fois, en concluant en fin de conte : c’est bien sûr qu’à la ferme, il ne faut pas s’attacher.

La santé de Noela déclinant d’absence en absence, sa petite fille se lassa de raconter son histoire.

Ainsi tombèrent dans l’oubli les agneaux de Noela, Kimor son chien, Pemock son cochon, et ses chats, ses chèvres, ses oies, ses canards, ses lapins. Par sa mort, disparurent à jamais les acolytes de sa singulière ménagerie d’enfance.

Toutefois, les anciens disent que leurs âmes trouvèrent refuge dans les brise-lames de Saint-Malo.


Extrait de brise-lâmes
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Brise-lames de Saint-Malo : détail
Kimor et Pemock